Étude et Gestion des Sols, 23, 2016, 143-162
Ce travail présente un bilan des impacts de 85 ans d’apports d’engrais chimiques N, P, K, d’amendements basiques et organiques sur la composition et les propriétés d’un Néoluvisol de lœss, en comparaison à des situations témoins sans apport. Cette expérimentation de longue durée est menée depuis 1928 en sol nu dans le dispositif des 42 parcelles à l’Inra de Versailles. Le bilan repose sur les résultats analytiques d’échantillons collectés en 2014 dans l’ensemble des horizons de surface. Les résultats sont confrontés à des données disponibles du sol initial de 1928. L’objectif est de préciser la nature et l’ampleur des évolutions physicochimiques, induites en moins d’un siècle, et d’identifier les processus pédologiques qui en sont à l’origine.
En absence d’entrée de matières organiques (MO), de forts contrastes s’observent en fonction de la nature des apports minéraux, mais aussi dans les parcelles témoins : en 2014, d’une parcelle à une autre, l’écart maximal de pH est de 5,3 unités (3,5-8,8) et la CEC varie de 5,2 à 14,4 cmol+/kg. La garniture cationique varie de plus de 98 % de Ca échangeable dans les sols chaulés, à plus de 96 % d’Al échangeable dans les sols acides. Le carbone organique a perdu 50 à 75 % de la valeur initiale en 1928, et les teneurs en argile s’étendent entre 13 et 20 %. Des teneurs significatives de Mnéch s’observent dans les sols denses, alors que Feéch est détectable prioritairement dans les sols acides. Par contre, sous amendement de fumier, l’ambiance physicochimique est très différente, notamment par l’abondance de C organique (43-50 g/kg) et une forte valeur de la CEC, supérieure à 22 cmol+/kg.
La nature, l’ampleur et la diversité des propriétés physicochimiques enregistrés dans les horizons de surface des sols des 42 parcelles en 2014 témoignent de différents processus pédologiques en jeu, actuels ou dans le passé. Dans les sols témoins, sous la seule contrainte de la minéralisation progressive des MO et des conditions atmosphériques, les propriétés et la composition ont considérablement changé : une acidification de 1-1,5 unités de pH, la lixiviation d’une proportion notable de cations bivalents et l’apparition de quantités significatives d’Al échangeable sur le complexe d’échange, une baisse de la CEC et une perte d’argile de 2 à 3 %. La migration d’argile, l’argilluviation, processus caractéristique dans les luvisols, apparaît amplifiée sous traitements ‘monovalents’, notamment sous apport de Na où la perte d’argile par lessivage peut atteindre jusqu’à 5 à 6 %. Sous apport de K, la perte d’argile est moindre, liée à un processus d’illitisation des particules de smectite par rétrogradation du K. De plus, les apports de phosphate naturel ou de superphosphate semblent également favoriser la migration d’argile, alors que les amendements basiques et de fumier limitent, voire stoppent le processus. Dans les traitements ‘acides’, sous apports d’engrais ammoniacaux ou de sang desséché, les cations échangeables initiaux (Ca, Mg, K, Na) ont été quasi-totalement lixiviés, et remplacés par l’Al. La forte aluminisation du milieu implique un processus de dissolution minérale, affectant en premier lieu les argiles fines (smectites). Les faibles valeurs de la CEC illustrent la perte notable de charges fixes liée à la dissolution partielle des smectites. Néanmoins, l’impact de l’altération en milieu acide sur la granulométrie apparait négligeable, car la teneur en argile dans les sols acides reste inchangée par rapport à 1929. Deux pistes sont envisagées pour expliquer ce constat : un processus de microdivision par l’altération de minéraux phyllosilicatés de taille limoneuse fine et leur transformation en particules argileuses, ou alors un processus de néoformation de phases secondaires à partir de Si, Al et/ou Fe libérés par dissolution d’argiles fines en milieu acide. Enfin, un processus d’agrégation à l’échelle des particules d’argile par le développement de liaisons fortes entre les particules d’argile et des phosphates-Al (ou –Fe) formés en milieu très acide est suspecté dans les sols sous phosphate d’ammoniaque conduisant à la sous-estimation de la fraction < 2 μm lors d’analyses granulométriques courantes.
La palette très étendue de propriétés physicochimiques des horizons de surface dans les 42 parcelles souligne un laps de temps court en pédologie pour leurs changements, d’ordre infra-centenaire. Pour assimiler ces changements opérés en surface au développement de processus pédologiques, il est nécessaire à la fois de suivre l’ampleur et la chronologie des évolutions par l’analyse d’échantillons de la collection historique et d’étendre l’étude des impacts aux horizons E, BT, et C profonds. Ces travaux sont actuellement en cours.